Ce n’est un secret pour personne, les médicaments prescrits ne sont pas utilisés qu’à des fins médicales : les adultes, jeunes et moins jeunes, les utilisent dans nombre de contextes, fonctionnels ou récréatifs, pour soulager une douleur physique, s’évader du quotidien ou contrôler des émotions. Pourtant, assez curieusement, seules quelques études [1]De Bruyn, S., Wouters, E., Ponnet, K. & Van Hal, G. (2019), « Popping smart pills in medical school: Are competition and stress associated with the misuse of prescription stimulants among students? », Susbstance Use & Misuse, 54(7), 1191–1202 ; Ponnet, K., Tholen, R., De Bruyn, S., Wouters, E., Van Ouytsel, J., Walrave, M., & Van Hal, G. (2021), « Students’ stimulant use for cognitive enhancement: A deliberate choice rather than an emotional response to a given situation », Drug and alcohol dependence, 218, 108410. concernant une catégorie de substance ou une population spécifique ont été menées jusqu’ici en Belgique, là où elles foisonnement à l’étranger, notamment aux États-Unis [2]Blanco, C., Anderson, D., Ogburm, E., Grant, B., Nunes, E., Hatzenbuehler, M. et Hasin, D.S., « Changes in the prevalence of non-medical prescription drug use and drug use disorders in the United States: 1991-1992 and 2001-2002. Drug alcohol depend », Drug and Alcohol Dependence, n° 90 (2-3), 2007, pp. 252-260; Rudd, R., Aleshire, N., Zibbell, J. et Matthew, G. R., « Increases in Drug and Opioid Overdose Deaths — United States, 2000–2014 », Morbidty and mortality weekly report, vol. 64, n° 50-51, 2016, pp. 1378-1382..
Une recherche, financée par Belspo [3]Belgian Science Policy Office, a été menée de février 2020 à mai 2021 afin de mieux comprendre cette problématique. À travers un sondage en ligne, suivi d’entretiens semi-directifs [4]Une analyse rapide de forums en ligne a également été menée., l’étude tente de cerner les perceptions des jeunes adultes (18 à 29 ans) résidant en Belgique, quant à l’usage non-médical de médicaments prescrits et des méfaits qui y sont associés. Elle est le fruit d’une collaboration entre l’Université de Gand[5]Frédérique Bawin, Mafalda Pardal et Tom Decorte (équipe coordinatrice)., la VIVES Hogeschool [6]Julie Tieberghien et Ellen Vandenbogaerde.et l’Université Saint-Louis – Bruxelles [7]Kevin Emplit, Christine Guillain et Yves Cartuyvels. et se concentre principalement sur trois catégories de médicaments psychoactifs associés à un usage non-médical : les stimulants, les sédatifs et les analgésiques.
Les stimulants [8]National Institute on Drug Abuse (NIDA, 2018), https://www.drugabuse.gov/publications/drugfacts/prescription-stimulants. regroupent les médicaments qui accélèrent les processus mentaux et physiques. Ils intensifient la vigilance, l’attention et l’énergie, et augmentent la pression artérielle, la fréquence cardiaque et respiratoire. Les sédatifs [9]National Institute on Drug Abuse (NIDA, 2018), https://www.drugabuse.gov/publications/drugfacts/prescription-cns-depressants. englobent un large groupe de substances qui sont généralement utilisées pour traiter les symptômes de l’anxiété, du stress et des troubles du sommeil. Ils provoquent des effets calmants et une somnolence. Quant aux analgésiques [10]National Institute on Drug Abuse (NIDA, 2018), https://www.drugabuse.gov/publications/drugfacts/prescription-cns-depressants., ils constituent une classe de médicaments qui agissent sur le système nerveux, produisant une sensation de soulagement de la douleur.
La publication finale de la recherche est disponible sur le site de Belspo [11]http://www.belspo.be/belspo/drugs/project_docum_nl.stm#DR86. La présente contribution expose les principaux résultats qui en sont issus et fait état de quelques recommandations politiques. Nous avons choisi de donner la parole aux jeunes en reproduisant, de manière anonyme, des extraits d’entretiens indiqués entre guillemets dans le texte.
Un aperçu des résultats de la recherche : les attitudes des jeunes en matière d’usage non-médical de médicaments prescrits (ci-après, UNMMP [12]On entend par « usage non-médical de médicaments prescrits » : l’utilisation de médicaments prescrits sans disposer de prescription médicale, ou à l’aide d’une prescription, mais à d’autres fins que celles prescrites, et/ou une utilisation en plus grande quantité, et/ou à une fréquence plus importante ou plus longue, et/ou, encore, l’utilisation de méthodes d’administration autres que celles prescrites.)
L’âge médian concernant l’initiation à l’UNMMP est de 18 ans pour les stimulants et sédatifs et de 16 ans pour les analgésiques. Les motifs de consommation sont principalement liés à des fins d’automédication ou d’amélioration des performances et, dans une moindre mesure, à des fins récréatives. Cependant, ces contextes d’utilisation diffèrent selon le type de médicaments consommés. Les raisons les plus souvent invoquées pour la consommation de stimulants sont liées aux études, « dans le cadre académique ou pour des projets assez durs, ils permettent d’être focus ». Les analgésiques sont davantage utilisés pour soulager la douleur, améliorer la qualité du sommeil et favoriser la relaxation. Enfin, les sédatifs sont surtout absorbés pour faire face à un mal-être, « j’ai une amie, elle prend du Xanax à chaque fois qu’elle ressent la moindre émotion ».
Au niveau de la fréquence d’utilisation, les stimulants sont essentiellement consommés par les étudiants durant les périodes d’examens. Les sédatifs et les analgésiques sont, quant à eux, pris de manière occasionnelle (rupture douloureuse, perte d’un proche…) ou régulière (afin, par exemple, de maintenir un état émotionnel stable). La méthode d’administration privilégiée est la voie orale et, ensuite, dans une moindre mesure, la voie nasale (sniff), « j’ai déjà pris de la ciclopramine, c’est un antidépresseur pour mon chat que j’ai eu via un vétérinaire, je l’ai cassé et je l’ai sniffé ». Quant à la dose dont ils estiment avoir besoin, les jeunes l’évaluent sur la base de la notice médicale, de sources en ligne, de conseils de leurs amis et selon leurs propres expériences. « Après les examens, si je coupais d’un coup je sentais que j’étais plus agressive ou un peu en descente alors je diminuais progressivement la dose ». Certains jeunes signalent également la consommation concomitante de médicaments et d’autres substances psychoactives, parfois de manière involontaire, « j’avais oublié que j’avais pris du tramadol et j’ai bu un peu d’alcool en soirée ». Les répondants indiquent principalement consommer seuls à la maison, chez un ami ou un membre de la famille et, plus rarement, lors d’une réunion festive.
De nombreux participants mentionnent comme sources d’approvisionnement, les membres de leur foyer ou l’armoire à pharmacie familiale. Plusieurs d’entre eux indiquent également recevoir gratuitement les « restes de médicaments d’amis qui ont une prescription » pour des raisons légitimes. Une autre façon d’y avoir accès est, pour le jeune, de se voir prescrire des médicaments pour des problèmes médicaux. Se procurer des médicaments de façon illégale (dark web, dealer) semble moins fréquent. La majorité des répondants souligne qu’il est essentiel de s’informer sur la composition et les effets des médicaments afin de gérer sa consommation et les risques qui y sont associés. Les recherches se font essentiellement en ligne et, plus spécifiquement, sur des forums relayant des récits personnels ou des conseils fondés sur l’expérience des pairs. Les jeunes reconnaissent la valeur ajoutée des notices médicales et des sites web professionnels, mais estiment que les informations contenues ne sont pas assez détaillées ou trop moralisatrices, « sur les sites pharmacologiques, on dit que si ce n’est pas prescrit par un médecin, ben c’est le diable. Et sur les forums, ce sont de vraies personnes qui testent et qui donnent leurs propres points de vue ». Les autres sources d’information que celles en ligne sont les amis, la famille et les médecins.
Les jeunes indiquent être conscients des risques pour la santé, associés à l’UNMMP, tout en soulignant que la dangerosité dépend des habitudes de consommation, « je garde le contrôle, je reste maître de moi et il n’y a aucun souci », du type de médicament et de la quantité utilisée, « je ne pense pas avoir pris des quantités telles que j’aurais pu avoir des lésions ». En ce qui concerne l’acceptation sociétale de l’UNMMP, de nombreux répondants n’y voient aucune objection lorsqu’elle sert un objectif fonctionnel, plutôt que récréatif ou hédoniste. « Chez les étudiants, je pense que c’est socialement accepté pour étudier ou travailler ». Le plus souvent, les personnes estiment que l’utilisation de médicaments comporte moins de risques que les drogues illicites, « avec les médicaments prescrits, t’es sûr de ne pas te faire rouler sur la marchandise ». Néanmoins, certaines d’entre elles soutiennent que cette confiance aveugle accroît les risques pour la santé, « on nous fait peur avec la drogue alors que certains médicaments peuvent avoir le même effet, mais on considère que les pharmacies sont plus sûres que la rue ». Ainsi, selon certains jeunes, « il existe un biais cognitif dû à la blouse blanche ».
La pandémie liée à la COVID-19 ne semble pas avoir affecter l’accès ou la disponibilité des médicaments psychoactifs. Cependant, certains jeunes ont augmenté leur dose à cause de l’isolement lié aux mesures de confinement, tandis que d’autres, enclins à la phobie sociale ou scolaire, l’ont diminuée, ce nouveau mode de vie (cours à distance, absence de trajet en transports en commun…) leur convenant davantage.
Enfin, l’analyse des forums en ligne nous indique que les sujets de discussions et de débats liés à l’UNMMP diffèrent pour chaque type de médicament et font souvent écho aux principaux motifs de consommation identifiés supra. Ainsi, les fils de discussion concernant les stimulants portent essentiellement sur l’amélioration des performances scolaires.
De quelques recommandations politiques visant à prévenir et à réduire l’usage non-médical de médicaments prescrits, ainsi que les risques qui y sont associés
Plusieurs recommandations politiques ont été émises à l’issue de la recherche concernant les domaines suivants : société, éducation, foyer familial, santé, communication en ligne et utilisation à des fins récréatives.
La majorité des participants évalue la consommation de médicaments comme étant moins dangereuse que la prise de drogues illicites et ce, pour plusieurs raisons : le statut légal du produit, le contrôle de sa production pharmaceutique et sa large consommation dans la population à des fins médicales. Tout cela fait dire au jeune que « t’auras moins de risques de faire une overdose avec un médicament donné par un médecin ». Ces représentations peuvent avoir des conséquences négatives sur l’UNMMP, notamment quant aux méfaits sur la santé. Il est donc important que le grand public soit correctement informé des effets secondaires et des risques liés à l’UNMMP et qu’il soit sensibilisé aux alternatives non-pharmacologiques (hygiène du sommeil, psychothérapie…).
Le premier usage non-médical de médicaments prescrits se produit avant ou aux alentours de la majorité. Des stratégies de prévention scolaire pourraient dès lors être menées pour atteindre les jeunes à différents stades de leur scolarité, tant en primaire qu’en secondaire. Les écoles supérieures jouent également un rôle important dans l’information prodiguée aux étudiants et pourraient investir dans l’organisation d’ateliers consacrés aux méthodes d’étude et à la gestion du stress. En effet, « ces cellules permettraient aux étudiants de diminuer leur anxiété vis-à-vis des études et donc ils prendraient moins de médicaments », de même qu’encourager l’accès aux ressources accessibles en matière de santé mentale, pour lutter contre l’anxiété ou la dépression. Sachant que l’information sur la prévention est plus efficace lorsque les étudiants y participent, des projets de participation communautaire semblent également pertinents, « des témoignages de jeunes de mon âge, cela me parlera plus qu’un discours de spécialiste que je n’écouterai pas ».
Comme nous l’avons vu, les médicaments prescrits, en particulier les sédatifs et les analgésiques, sont souvent obtenus par l’intermédiaire de membres adultes de la famille, parents au premier plan, « tout le monde dans la famille de ma mère a fait médecine… Il y a une acceptation générale et moi quand je veux de la Rilatine, je dis juste que j’en veux ». Il paraît donc important de sensibiliser ces derniers à l’UNMMP et à ses risques, ainsi qu’aux alternatives non-pharmacologiques. Dans la mesure où certains jeunes adultes prennent des médicaments dans l’armoire à pharmacie familiale, à l’insu de leurs parents, des stratégies visant à éviter le détournement de médicaments, telles que l’amélioration des informations sur le stockage et l’élimination en toute sécurité, devraient être encouragées.
Les médecins et les pharmaciens doivent être sensibilisés aux conséquences sanitaires et juridiques de l’UNMMP et du détournement potentiel des médicaments qu’ils prescrivent, afin d’en informer leurs patients. Les jeunes insistent également sur la nécessité d’obtenir, de la part de leurs médecins, des informations dénuées de toute considération morale, « on sait que ça n’est pas bien, on nous le dit sans cesse, mais ça ne sert à rien de le répéter encore et encore ; finalement c’est même plus risqué de dire que ça n’est pas bien de prendre des médicaments prescrits hors contexte médical plutôt que de nous expliquer comment bien le faire, avec le moins de risques possibles ».
Les jeunes recherchent principalement les informations sur l’UNMMP, en ligne, par le biais de forums et de médias sociaux. Il est dès lors nécessaire d’accroître la présence des professionnels de la santé sur ces plateformes, « pas Facebook car c’est mort, plus personne n’est dessus mais par contre via des stories Instagram » et de lancer des initiatives en matière de réduction des risques, « ça peut marcher si c’est bien amené, il faut que l’on puisse poser des questions et que le répondant utilise un langage simple et non-médical ».
Les résultats de notre étude montrent enfin que les jeunes qui consomment des médicaments à des fins récréatives sont plus susceptibles de consommer des drogues illicites. Nous recommandons dès lors des efforts de prévention et de réduction des risques similaires à ceux déjà existant pour les drogues illicites.
En guise de conclusion
La présente recherche a le mérite d’apporter un premier éclairage sur l’usage non-médical des médicaments parmi les jeunes adultes en Belgique, mais présente certaines lacunes, la principale étant la taille de notre échantillon, relativement petit et composé essentiellement d’étudiants. Il faudrait dès lors mener d’autres recherches afin de recueillir davantage de données sur cette population hétérogène, difficile à atteindre – notamment parce qu’elle ne présente pas de caractéristiques particulières –, en accordant une attention particulière aux jeunes moins instruits et à ceux actifs sur le marché de l’emploi. Il serait également intéressant de recueillir les expériences des professionnels de la santé et de les comparer avec les perceptions des jeunes consommateurs, afin de construire une image plus complète de ce phénomène.
Source de l’article : https://agirenprevention.be/les-attitudes-des-jeunes-en-matiere-dusage-non-medical-des-medicaments/