Les évolutions de la consommation d’alcool chez les jeunes connaissent sur le long terme une tendance à la baisse, dont il est encore trop tôt pour savoir si elle sera enrayée par la succession de crises récentes. Cette tendance moyenne recouvre toutefois des situations différentes selon les groupes.
Prospective Jeunesse (P.J.) : Quelles sont les grandes tendances de long terme en termes d’usage d’alcool chez les jeunes ?
Damien Favresse (D.F.) : Si on regarde les données issues d’enquêtes internationales telles que l’enquête HSBC (Health Behaviour in School-aged Children) de l’OMS, dont la première a été menée en 1983-84, on constate une diminution progressive des usages d’alcool chez les jeunes, depuis les années 1980 jusqu’à maintenant. Cette diminution s’observe non seulement en Belgique, mais aussi dans tous les pays européens et concerne tous les types d’alcool (bières, vins, liqueurs, etc.). Il s’agit là bien entendu d’une baisse moyenne, d’une tendance centrale qui est susceptible de masquer des tendances divergentes au sein de certains groupes spécifiques
P.J. : Comment peut-on expliquer cette tendance générale à la baisse ?
D.F. : Il faut tout d’abord la replacer dans une évolution encore plus longue. Si on retourne dans un passé plus éloigné, à la fin du XIXème siècle, par exemple, il était courant que des enfants consomment de la bière et du vin. Il était même courant de considérer que la bière et le vin, ce n’est pas vraiment de l’alcool.
Par ailleurs, le regard sur l’alcool a changé – mais c’est vrai de tous les comportements à risque – notamment parce qu’on a une meilleure connaissance des risques que sa consommation fait encourir. Les jeunes sont mieux informés qu’auparavant, même s’il y a une inégalité d’accès à l’information. Ceci dit, la perception des risques demeure fort centrée sur les risques immédiats, en termes d’accidents de la route ou d’abus sexuels par exemple, et moins sur les risques pour la santé à plus long terme. Par ailleurs, chez les jeunes, cette notion de « risque à long terme » est moins prégnante.
Les jeunes d’aujourd’hui sont plus responsables par rapport aux comportements à risque – pour eux-mêmes et pour autrui – que les jeunes des générations passées. La logique de santé publique s’est progressivement imposée, ce qui donne lieu à certaines observations qu’on peut trouver contradictoires au premier abord, mais qui ne le sont qu’en apparence. Ainsi, trouver plus de jeunes en coma éthylique dans les services d’urgence des hôpitaux ne signifie pas nécessairement une augmentation des comas éthyliques proprement dits, mais une meilleure prise en charge par l’entourage. C’est également vrai en matière d’alcool au volant : la logique de « bob » est plus répandue chez les jeunes qu’au sein des générations plus anciennes.
À mon avis, cette logique de santé publique concerne aussi la nature des produits ingérés : de la microbrasserie plutôt que de la pils industrielle, par exemple. Mais cette tendance est évidemment très sensible à l’appartenance sociale. Au fond, ce qui est vrai de l’alimentation l’est aussi en matière d’alcool : on n’a jamais pu aussi bien manger qu’aujourd’hui et on n’a jamais pu aussi mal manger qu’aujourd’hui.
Enfin, les parents d’aujourd’hui sont également plus sensibles aux questions de consommation d’alcool (et d’ailleurs à l’ensemble des conduites à risque) que ne l’étaient les parents des générations précédentes.
« Trouver plus de jeunes en coma éthylique dans les services d’urgence des hôpitaux ne signifie pas nécessairement une augmentation des comas éthyliques proprement dits. »
Les « jeunes » : une catégorie loin d’être homogène
P.J. : Si on quitte les tendances générales pour s’intéresser à des groupes spécifiques, quelles sont les observations notables ?
D.F. : Il est en effet extrêmement important de « zoomer » et de rappeler qu’il n’y a pas un usage d’alcool, mais des usages de l’alcool. De même, les jeunes sont loin de former une catégorie homogène. La première des distinctions à opérer est celle de genre. Les usages et les significations de ceux-ci ne sont pas du tout les mêmes chez les filles et les garçons – ce qui, encore une fois, est vrai pour l’ensemble des conduites à risque.
On constate une plus grande homogénéité sociale dans les usages d’alcool chez les garçons que chez les filles. Les filles qui consomment de l’alcool se différencient beaucoup plus des filles qui ne boivent pas que ce n’est le cas chez les garçons. En moyenne, les garçons consomment plus et la consommation constitue une espèce de norme chez eux. C’est moins une norme et la consommation fait donc l’objet de plus de jugement chez les filles. Une fille qui consomme beaucoup d’alcool à l’adolescence a souvent plus de problèmes qu’un garçon qui consomme beaucoup d’alcool. Pour le résumer en une phrase : la consommation d’alcool chez les filles dénote plus fréquemment une prise de risque. On constate en outre que les phénomènes associés à une consommation importante ne sont pas les mêmes selon le genre : chez les garçons elle est plutôt associée à des troubles de comportement, alors que chez les filles, c’est davantage des troubles psychiques comme la dépression et la faible estime de soi.
Ceci dit, il convient d’être prudent dans le sens qu’on donne à des données issues d’enquêtes quantitatives : leurs résultats sont en effet souvent interprétés de manière raccourcie ou trop rapide. Par exemple, dans le lien entre violence et alcool chez les garçons, la direction de la causalité ne va pas nécessairement dans le sens qu’on imagine : les études de cohorte montrent que la violence est plus déterminante dans l’usage de l’alcool que l’inverse.
Il en va de même pour le lien entre décrochage scolaire et abus d’alcool. Ce lien existe indéniablement, mais on constate par exemple que, dès la fin primaire, le nombre de jeunes qui disent ne pas aimer l’école est beaucoup plus élevé chez ceux qui ont déjà expérimenté le tabac ou l’alcool. Certains éléments prédisposent : c’est une logique interactive. Il serait dès lors abusif de poser l’alcool comme facteur déterminant.
Enfin, pour en revenir aux questions de genre, les différences sont également notables en termes de message de prévention: les filles sont plus sensibles au message des adultes, alors que les garçons se situent plutôt en conformité avec leurs pairs. Faire passer des messages par les adultes aura dès lors beaucoup plus d’effet sur celles-ci que sur ceux-là.
P.J. : Les questions de genre font l’objet d’énormément d’attention sociale et militante depuis quelques années, avec une tendance forte à la déconstruction des stéréotypes et au brouillage des identités genrées. Est-ce qu’on peut en apercevoir les conséquences dans les données de consommation ?
D.F. : Ce n’est, à ma connaissance, pas encore le cas actuellement, mais il est probable que les enquêtes ultérieures porteront la trace de ces transformations des identités de genre.
P.J. : Au-delà de la différenciation fille-garçon, quelles sont les autres catégories pertinentes pour analyser les consommations d’alcool chez les jeunes ?
L’appartenance socio-économique joue un rôle important. Par exemple, on trouve plus de binge drinking dans l’enseignement professionnel et technique de qualification que dans l’enseignement général. Or on sait que notre enseignement continue à être très ségrégué, et que la place dans les filières est un bon proxy [une variable corrélée : NDLR] de l’origine socio-économique. Les jeunes inscrits dans une filière de l’enseignement général connaissent plutôt le binge drinking lors de leurs années d’enseignement supérieur.
Sur ce phénomène, qui a fait l’objet de beaucoup d’attention médiatique ces dernières années, on n’a des données robustes que depuis le début des années 2000 et elles ne laissent pas apparaître d’augmentation ou de diminution marquée, mais plutôt une certaine stabilité – pour autant qu’on puisse tirer des enseignements sur un sujet à propos duquel la construction de l’indicateur a changé. De manière générale, les usages assez importants concernent environ 4 à 5 % des jeunes et ne se limitent souvent pas à l’alcool.
P.J. : Comment ces comportements évoluent-ils au cours de la vie ?
Les comportements abusifs sont les plus fréquents dans la tranche 18-22 ans, et diminuent ensuite (plus rapidement chez les femmes). Ces comportements sont liés à une période de vie spécifique. C’est vrai pour beaucoup de comportements à risque, qui diminuent avec des formes d’intégration et de « structuration existentielle » (emploi, couple, parentalité) – ce qui signifie en miroir que ceux qui ne connaissent pas ces formes d’intégration sont plus à risque de poursuivre leurs consommations abusives.
P.J. : Au-delà des aspects genrés et socio-économiques, y a-t-il d’importantes différences géographiques ?
En matière d’alcool, il y a toujours eu une spécificité bruxelloise liée à la présence musulmane, qui fait baisser les chiffres de consommation – baisse qu’on n’observe pas pour les autres types de comportements à risque. Pour le reste, les chiffres sont plus élevés dans le Luxembourg, et modérément plus en Province de Namur : il y a une spécificité rurale à la consommation d’alcool.
Si on s’intéresse à la position de la Belgique en Europe, on constate que les pratiques de binge drinking sont plus élevés dans les pays scandinaves que dans les pays latins, qui ont une consommation courante plus élevée (l’exception est l’Angleterre qui connaît des niveaux élevés à la fois en termes de consommation courante et de binge drinking). En Fédération Wallonie-Bruxelles, on se trouve un peu au milieu de ces deux schémas, un peu plus proche du côté latin.
« Les jeunes ont une capacité de rebondir, de se redynamiser beaucoup plus importante que les adultes. »
Des facteurs de protection
P.J. : Quelles logiques mettre en œuvre pour réduire les consommations problématiques chez les jeunes ?
Il faudrait commencer par se souvenir que s’il y a des facteurs à risque, il existe aussi des facteurs de protection, qui sont souvent transversaux. Par exemple les compétences psychosociales (estime de soi, capacité à demander de l’aide, etc.) constituent autant de ressources qui permettent aux jeunes de gérer leurs conduites. Elles sont d’autant plus efficaces quand elles sont développées de manière précoce. Mais cette logique n’est malheureusement pas très porteuse au niveau des pouvoirs publics, auprès de qui la logique de rattrapage des dégâts continue à prévaloir sur celle de prévention. Malgré la difficulté à faire prévaloir cette logique de prévention dans les politiques publiques, on peut observer des évolutions sociales qui vont dans le bon sens : tout ce qui participe de la pédagogie active, du travail avec l’environnement familial, par exemple.
Et puis, il faut éviter de regarder les comportements adolescents avec nos yeux d’adultes. Les comportements à l’adolescence sont beaucoup plus fluctuants qu’à l’âge adulte et s’inscrivent moins dans la durée. Ainsi, la précocité de l’usage d’alcool est un meilleur prédicteur d’une consommation problématique d’alcool à l’âge adulte que ne le sont les consommations abusives à l’adolescence.
P.J. : Que peut-on dire de l’impact du Covid et du confinement sur les tendances en matière de consommation ?
Pour le moment, on a trop peu de données probantes pour se prononcer sur leurs effets en matière de consommation. Ce qui est certain, c’est qu’il va falloir être attentif aux problèmes de santé mentale apparus dans le sillage de cette crise, et qui pourraient être des facteurs de consommation problématique à l’avenir. Il faut agir sur des politiques de réaccrochage scolaire et de prise en charge de ces problèmes de santé mentale.
Mais pour terminer sur une note positive, il faut se rappeler que, même si le contexte global est plutôt anxiogène, les jeunes ont une capacité de rebondir, de se redynamiser beaucoup plus importante que les adultes. Si cette capacité est bel et bien présente, il ne faut pas se contenter de compter dessus : il va falloir les aider à la mettre en œuvre !